C’était il y a 6 ans quasi jour pour jour …
La saison des pluies à Guayaquil avait commencé en douceur toute fin décembre, pour prendre fin en Avril. Février et Mars sont les mois les plus rudes. C’est un mardi de Mars, au moment de sortir du bureau de l’association que j’ai découvert ce que pouvait-être un « aguacero » à Guayaquil. De l’eau en trop grande quantité, une cascade d’émotions, et une transformation …
Je sortais pour aller prendre le bus qui ramène à la maison des volontaires. Cinq toutes petites minutes de marche pour aller jusqu’au bus. A la moitié du chemin j’entends un rideau de pluie arriver derrière moi, je me mets à courir mais le nuage est plus rapide. Je finie par arriver … trempée.
A l’intérieur du bus, tout le monde est bien protégé de la pluie, l’ambiance est plutôt à la rigolade habituelle d’une fin de journée de travail. Puis le bus enclenche la 1ère et nous voila partis pour les 2.5 km de trajet qui séparent l’association de la maison. La rue principale « La Casaruina » est encore loin d’être terminée malgré les efforts des ouvriers à l’approche des élections présidentielle. Cette rue est donc un mélange de travaux, de bitumes, de boue, de poussières, de trous, de cailloux et de poubelles.
Avec la pluie qui a redoublé, la Casaruina se transforme en rivière. Il y a de l’eau jusqu’à mi-mollet ou plus haut (ça dépend des trous). Le bus brinquebale de gauche à droite. Avec l’eau les trous sont invisibles, je ne sais pas comment le chauffeur fait pour trouver la route. Avec les travaux l’emplacement des trous varient chaque semaine. Je m’étais déjà demandée si le chauffeur n’était pas capable de faire ce trajet les yeux fermés juste en sentant les mouvements de son bus … ce jour-là j’ai confirmation. Il n’y a plus un bruit dans le bus, ou juste celui des craquements des essieux et des petits cris surpris et peureux qui les accompagnent.
En regardant par la fenêtre je vois que la rue est pratiquement vide. Normalement il y a un marché, beaucoup de monde, de couleurs, de bruits. Cette fois ils sont peu nombreux et serrés sous quelques tôles en attendant que ça se passe, ou d’avoir le courage de se mettre à courir jusqu’à chez eux. Deux petits gamins sur le bord de la route semblent perdus pris entre la pluie, la boue, et l’eau qui ruisselle. Deux adultes portent un homme plus-âgé, ils avancent comme ils peuvent avec de l’eau jusqu’aux genoux … à quoi servirait une canne ou un fauteuil ici.
Je regarde les rues perpendiculaires, là où je vais sur le terrain, là où je commence à connaitre quelques familles, là où je rentre dans les maisons de caña, de tôles et parfois de parpaings. Depuis le bus je ne peux pas voir leurs maisons qui sont plus à l’intérieur mais je vois l’eau qui ravine les chemins de terre et de cailloux. Je vois aussi l’eau sortir des portes des maisons comme des geysers. Il y a des rivières qui se forment et passent d’une maison à l’autre.
Au bout de 2.5km et quasi 1 heure de trajet, je descends du bus. En 10 secondes sous la pluie, mes os sont trempés. Il fait chaud, il y a de la boue, et dans certains endroits j’ai de l’eau jusqu’aux genoux. Je finie par arriver à la maison qui est un peu en hauteur.
Je pleure. L’impuissance.
Quelques jours plus tard j’étais en visite dans une des communautés, proche de la Casaruina. L’idée du jour : partage de vie pour savoir comment elles vont. J’avoue j’étais un peu inquiète, qu’allais-je trouver ? La rue de terre et de pierre qui mène à la maison de Grace avait changé d’aspect, méconnaissable, la pluie avait tout raviné, un petit ruisseau que je n’avais jamais vu, coupait le chemin. Elles allaient bien, l’eau était entrée dans les maisons mais elles avaient pu protéger la famille, ainsi que quelques meubles et ils s’aidaient entre voisins.
Puis nous avons parlé de ce qui s’était passé dans les quartiers autour. Certains barrios ont été très fortement touchés: maisons complètement inondées, ou effondrées. Les femmes m´ont raconté que l´eau entrait comme une vague, restait toute la nuit, puis en quelques heures s´en allait laissant matelas, meubles, vêtements remplis d’eau et de boue, inutilisables… Et laissant une famille choquée après une nuit à prier dans l’eau. Et puis après la pluie, les moustiques viennent pulluler dans chaque petite flaque, l’humidité et la chaleur sont propices aux maladies, aux problèmes de peau visible surtout sur les enfants.
Il y a eu aussi quelques drames …
Et au milieu de tout ça : une grande espérance! A la fin de la rencontre, de tout ce que nous venions de parler, de voir, d’analyser, elles ont demandé :
« Nous voudrions aider ce qui ont été le plus touchés par l’aguacero, les visiter, faire quelque chose… Comment faire ? Peux-tu nous aider ? »
Ça a été comme un coup de poing dans le ventre, moi qui me sentais impuissante, moi qui pensais que les plus touchées c’étaient elles.
Leur idée c’était de récupérer des vêtements et de la nourriture pour les distribuer a ceux qui en avaient besoin, et de prendre le temps de visiter ces personnes. Mais elles ne savaient pas comment les rencontrer. Je les ai mis en contact avec d’autres communautés qui travaillent avec l’association, et nous sommes allés, les bras chargés de sacs visiter quelques familles. Parmi les « merci » reçus il y avait « merci parce que personne n’était encore venu nous voir ».
Ça a été comme un coup de poing dans le ventre.
D’une part, dans le projet d’accompagnement des Communautés de Base un des défit était d’arriver à cet « agir » qui n’avait pas encore été très développé ici … Au final pas besoin de lire milles livres, de réunions avec la hiérarchie, dans des bureaux … il a suffit d’un petit espace dans une maison des plus simple, un espace pour qu’elles s’expriment, parlent de leur réalité, s’écoutent, se fassent confiance. Voir – Juger – Agir ensemble, depuis la base, … il a suffi de cette sobriété pour que cela se mette en route.
D’autre part, mes peurs et protections de petite européenne qui se sentait impuissante face au déluge ont explosé face à la simplicité de ces femmes qui souhaitaient se mettre à agir. Elles ne se sont pas mises de barrière et m’ont embarquée avec elle dans leur envie, dans leur idée qui m’était inimaginable au départ …
Deux constats :
♦ Seule je ne peux rien! c’est de chercher ensemble comment faire, se poser des questions, rassembler nos compétences, qui nous a permis d’agir.
♦ Tout est possible quand tu n’as rien à perdre! C’est une invitation à la sobriété et une découverte que ma richesse matérielle me met des barrières et me rend en fait impuissante.
A marcher dans les rues de Monte Sinaï avec la communauté de Grace pour visiter ses habitants j’ai vécu une véritable révolution intérieure.